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Lectures et chroniques...

Chroniques portant sur des polars, mais pas seulement. Vous y trouverez aussi quelques entretiens avec des auteurs. Blog de Jacques Teissier

Invisible, de Paul Auster

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Un roman du flou, de l'incertitude, du doute...

 Avec Invisible, Paul Auster nous propose un récit complexe et passionnant, composé de fragments d’histoires qui s’emboîtent autour de trois personnages : Adam Walker, Rudolf Born et James Freeman.

         La première partie débute de façon plutôt classique par un récit d’Adam Walker. Celui-ci a vingt ans en 1967. Étudiant en deuxième année de littérature à l’université de Colombia, apprenti poète, il est passionné de littérature française médiévale et en particulier de Bertran de Born, poète provençal du XIIème siècle, un auteur dont parle Dante à la fin de son vingt-huitième chant de l’Enfer. Si le roman de Paul Auster comporte quatre parties, le récit de Walker en a trois : printemps, été, automne. Chacune des trois parties est écrite à un mode et un temps différents : première personne du passé pour la première, deuxième personne du passé pour la deuxième, troisième personne du présent pour la troisième. L’utilisation de ces différents modes nous éloigne volontairement du récit à chacune de ces étapes, à mesure qu’Adam Walker se rapproche de sa propre mort.

         La vie de Walker est durablement marquée par une décision fondatrice que nous découvrons dans la deuxième partie de son récit. Il a douze ans. Après la mort accidentelle de son frère et l’internement de sa mère dans un hôpital psychiatrique, il jure, sur la mémoire de son frère, qu’il sera « un type bien » jusqu’à sa mort. Il s’agit là de l’un des thèmes du roman : comment une décision, prise à l’âge de douze ans, peut-elle influencer, et même conditionner le reste de l’existence ? Au nom de quel impératif moral, un individu décide-t-il de rester fidèle à lui-même, à travers les aléas de la vie, en ne reniant jamais ce choix initial ? Comment surmonter le sentiment de culpabilité, qui surgit inévitablement lorsqu’il se découvre incapable de tenir cet engagement d’enfant ? Walker rencontre Rudolf Born, presque homonyme de Bertran de Born, un homme mystérieux, séduisant, violent, intelligent, insaisissable. Un véritable personnage de roman. 

Coup de théâtre au début de la deuxième partie, où apparaît James Freeman. Nous ne sommes plus en 1967 mais en 2007. Freeman, écrivain américain renommé, semble être le double ou le masque que Paul Auster s’est choisi pour intervenir dans ce roman comme l’un des personnages. Freeman et Walker étaient amis à l’université de Colombia en 1967 et ne se sont plus revus depuis cette époque. Adam Walker est en train de mourir d’une leucémie et a décidé de lui faire lire le début de ce livre qui, lui dit-il « n’est pas une œuvre de fiction ». Il s’agit d’un livre en trois parties, et Walker, qui se trouve bloqué pour l’écriture de la deuxième partie, a besoin des conseils de Freeman pour le poursuivre. La situation de blocage, lui répond Freeman, « provient d’un défaut dans la pensée de l’écrivain – à savoir qu’il ne comprend pas pleinement ce qu’il essaie de dire où, plus subtilement, qu’il aborde son sujet sous un mauvais angle ». Ce conseil permet à Walker de poursuivre son récit en l’écrivant à la deuxième personne, afin de conserver une distance suffisante avec le personnage d’Adam Walker.

Freeman reçoit donc peu après cette deuxième partie, et nous découvrons avec lui qu’après le départ de Born, Adam décide de poursuivre ses études pendant une année à Paris. En attendant, il travaille comme grouillot dans une bibliothèque et habite un deux-pièces où il va inviter sa sœur Gwin à venir passer quelques jours avec lui. Gwin est une jeune femme magnifique, qui selon Freeman ressemble beaucoup à son frère, et dont Adam nous dit, en parlant de lui à la deuxième personne « déjà tu l’aimais plus que quiconque en ce monde, et jusqu’à tes six-sept ans, tu tenais pour acquis que tu vivrais toujours avec elle, que vous finiriez mari et femme ». Adam et Gwin vont vivre alors, pendant une partie de l’été, des amours incestueuses dont Adam parle à Freeman en utilisant les mots « brutal », « horrible », « dégueulasse », alors même que son récit très cru, d’une précision clinique, suggère pourtant au lecteur une histoire d’amour partagée, violente et désespérée, mais sans culpabilité de sa part.

La deuxième partie s’achève au moment du départ de Walker pour Paris. James Freeman se rend alors à Oakland pour retrouver Walker et parler avec lui de la troisième et dernière partie de son livre : Automne. Il est trop tard : Adam est mort de sa leucémie trois jours auparavant. En guise de troisième partie, Freeman ne trouve que des notes brèves, en style télégraphique. Par fidélité à son ami, il utilise ces notes pour rédiger la fin du récit, et il va le faire à la troisième personne, entièrement au présent, estimant que c’est de cette façon qu’il sera le plus fidèle à Walker.

Et c’est ainsi que nous découvrons la fin de l’histoire d’Adam au cours de cette année 1967, écrite par le célèbre écrivain de Brooklyn James Freeman, qui avertit ainsi le lecteur : « En dépit de mon intervention éditoriale dans le texte, au sens le plus profond et le plus vrai de ce que raconter une histoire signifie, Automne est du premier au dernier mot l’œuvre de Walker en personne ».

Dans cette troisième partie, Walker retrouve Rudolf Born à Paris. Alors qu’il considère Born comme un personnage dur et violent, qui peut être impitoyable, celui-ci va lui apparaître sous un jour différent, en exerçant toujours sur lui une étrange fascination/répulsion. Pour rester fidèle à lui-même et à sa promesse d’enfant, il va entrer en conflit avec lui et finira par être expulsé de France à la suite d’une machination montée par Born.

 Rudolf Born est le personnage central du récit de Walker. Au début du roman, il le présente comme un homme de la droite dure, qui a combattu en Algérie et y a sans doute pratiqué la torture. Walker pense qu’il peut être un agent secret français responsable de nombreuses missions spéciales. Dans les dernières pages se produit un retournement de situation que Walker n’apprendra jamais : Rudolf Born confie à sa fille Cécile qu’il aurait pu être un agent double, travaillant pour les Soviétiques, et cela dès avant 1967, date à laquelle il a connu Walker. Mais il présente cela comme une simple éventualité, non comme une certitude. Ainsi, jusqu’à la fin du livre, le personnage de Rudolf Born reste flou. Son ambiguïté est celle de tout personnage de roman, créature de l’auteur que celui-ci manipule et tord selon son désir. Elle est aussi, dans le même temps, l’ambiguïté du réel dans lequel chacun garde une part d’ombre pour les autres comme pour lui. À la fin du livre, Born se propose de faire de sa propre vie un roman, alors qu’il est lui-même un personnage de ce roman : le serpent se mord la queue.  

Nous retrouvons là un thème récurrent chez Paul Auster, celui de la relation entre l’auteur et son personnage. Pour être crédible et intéressant, nous fait-il comprendre, un personnage doit être suffisamment énigmatique pour avoir sa part d’ombre, et cette part d’ombre doit exister aussi pour l’auteur. Où est la vérité d’un être ? L’inceste entre Adam et Gwyn s’est-il réellement déroulé ou bien, comme Gwyn le prétend, n’est-il qu’un fantasme de Walker ? Quelle part véritable d’Adam Walker a été dévoilée à travers le récit adressé à Freeman ? De lui, quelle part restera à jamais invisible aux yeux des lecteurs ?

          La scène finale du roman est magnifique. Cécile, la fille de Born, quitte l’île dans laquelle son père s’est réfugié. Elle entend, dans le lointain, des sonorités étranges qu’elle ne peut interpréter : l’essentiel est invisible à ses yeux. Et puis, il y a un dévoilement, une trouée, la vérité des sonorités lui apparaît brusquement : des hommes cassent des cailloux avec leur marteau et produisent ainsi cette étrange musique, qu’elle ne pourra jamais oublier. La métaphore est transparente : le roman, nous dit Paul Auster, permet lui aussi un dévoilement du réel. Il peut créer une déchirure dans la réalité opaque du monde, et rendre ainsi apparent ce qui était jusqu’alors « Invisible ».

 

 

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