20 Avril 2012
Il a fallu une lecture commune dans un cercle de lecture pour que je me plonge dans ce livre d’Annie Ernaux. L’ayant lu, l’ayant aimé, j’en tire la conclusion que lorsque notre expérience se mue en habitude, il est toujours bon de l’élargir en se frottant à celle des autres. Car il y avait peu de chances pour que je me sois spontanément plongé dans cette lettre à « L’autre fille », tellement ce type d’écriture est éloignée de mes lectures habituelles : des romans au rythme parfois haletant, dont les personnages ont des traits de caractère marqués et des rapports souvent ambigus et chargés de violence, dont les intrigues sont complexes sinon alambiquées, dans lesquels enfin une histoire est racontée... bref, des polars !
Des polars qui ont peu de choses en commun avec ce livre ou tout est dans la nuance, l’analyse, la subtilité, la recherche du mot le plus juste, le plus précis pour évoquer le réel, l’apprivoiser, le dompter, en transmettre sa vision.
Au point de départ de cette lettre, il y a un secret, un non-dit que la narratrice découvre accidentellement lorsqu’elle surprend une conversation entre sa mère et une voisine. Elle avait une dizaine d’années et elle croyait être la fille unique et adorée de ses parents. La révélation est brutale : ses parents avaient eu une autre fille, morte de diphtérie à l’âge de six ans, deux ou trois ans avec sa propre naissance.
Ce souvenir fondateur, elle nous en fait le récit, car nous dit-elle, « faire le récit de ce récit, ce sera en finir avec le flou du vécu, comme entreprendre de développer une pellicule photo conservée dans un placard depuis soixante ans et jamais tirée. (…) Je ne sais pas comment j’ai été alertée, peut-être la voix de ma mère plus basse d’un seul coup. Je me suis mise à l’écouter comme si je ne respirais plus. (…) Elle dit : elle est morte comme une petite sainte (…) elle dit de moi elle ne sait rien on n’a pas voulu l’attrister A la fin, elle dit de toi elle était plus gentille que celle-là
Celle là, c’est moi. »
Tout est dit, ou plutôt tout est suggéré dans ces quelques mots : l’enfant est frappée par la foudre d’une révélation qui va modifier l’image qu’elle a d’elle-même, de ses parents et plus particulièrement de sa mère. Cette sœur inconnue, dont l’absence a été si pesante pour elle, elle va lui écrire quelques décennies plus tard une lettre qui ne lui est pas vraiment destinée, car même si un fond de « pensée magique » peut lui donner l’espoir que Ginette la lira, c’est bien sûr avant tout à nous, lecteurs, qu’elle est adressée.
La simplicité des mots utilisés pour décrire ces émotions d’une enfant blessée, leur délicatesse et leur précision donnent à ce livre une force plus bouleversante que de longs pathos : même si le but d’Annie Ernaux n’est pas d’émouvoir son lecteur, elle y parvient aussi. D’ailleurs, quel est-il ce but, quel est le moteur de cette longue lettre, sa raison d’être ? « Ecrire au plus près de la réalité » ? Tenter, par le pouvoir des mots, « d’écarter des voilages qui se multiplient sans arrêt dans un corridor sans fin » ? Annie Ernaux sait bien que l’écriture ne lui permettra jamais de mieux connaître et comprendre sa sœur, qui lui restera à jamais inconnue, mystérieuse. Mais elle va débusquer pour nous, lecteurs, (pour elle aussi, bien sûr), avec un souci du détail et une volonté maniaque de compréhension de soi, cette palpitation, ce moment délicat et fragile de la construction de sa personnalité naissante confrontée à cette découverte bouleversante. Enfin, elle comprend et nous le dit, tout en feignant de s’adresser à sa sœur : «je suis venue au monde parce que tu es morte et je t’ai remplacée».
Annie Ernaux, en commençant cette lettre, ne savait pas ce qu’elle allait trouver : c’est le mouvement même de l’écriture qui lui a permis de le débusquer, de le construire, comme il lui a permis aussi de se (re)construire à nouveau et inlassablement, dans un mouvement permanent dont le seul achèvement sera la mort, cette définitive rupture, toujours présente dans le filigrane de ses mots.
L’autre fille
Annie Ernaux
77 pages
Editions Nil (3 mars 2011)
Collection Les Affranchis
7,10 €